Tropicale dévotion

Avec Andrea de dos, paru chez Verdier, Michel Jullien livre une épopée lente, quête de rémissions et prodiges, où le regard s’attache autant au récit intime qu’au survol d’une contrée, et à la cohorte humaine qui la foule en dévotion. (Article paru dans Tageblatt (Luxembourg, Mars 2022)

Dans un pays insulaire sans nom, loti entre Capricorne et Cancer, les deux soeurs Andrea et Ezia piétinent dans la moiteur d’une foule fervente. Porteuses du voeu de guérison de leur mère Deolinda, et des suppliques familiales qui s’y sont agrégées par opportunité, elles font pèlerinage, à pieds parmi la multitude, milliers de mains arrimées sur une corde de chanvre jusqu’à une statue de bois, Vierge miraculeuse, vénérable et vénérée.


En cette terre où la foi rythme les existences, Andrea et Izia, s’engagent en pèlerinage et cahotent, parmi des milliers de fidèles, colonne de chair compactée tendue vers la Madone salvatrice. Le salut aura un prix : celui de ne jamais rompre le contact entre la main et la corde de chanvre qui mène la foule jusqu’à la Madone. Kyrielles de paumes macérées, brûlées, meurtries, glissant comme un essaim d’archets, sans faillir jamais, malgré la frénésie, la moiteur, malgré les badauds, les curieux et de colporteurs qui viennent s’agglutiner à la grappe humaine en mouvement.

« La multitude allait bras nus, les dos nus, jambes nues, les peaux brunes s’attouchant parce que le nombre y forçait, les ventres derme à derme, des enfants, des vieillards avec cette salive dans les yeux, des hommes barbouillés de sueur, les âges entremêlés, les groupes sanguins, une canette de bière plaquée sur le dos d’un bébé, des hanches femme sur femme, sans désinvolture, toute indécence abolie dans un pays où la pudibonderie va de pair avec un érotisme des plus criards. « Pour le pélerin, lâcher le toron de corde, fut-ce par accident, vaut renoncement jusqu’à l’année suivante.


Roman concis, de peu de dialogues, Andrea de dos s’inscrit parfaitement dans l’oeuvre de Michel Jullien : Intervalles de Loire (2019, voir cet autre article du blog) dépeignait au fil du fleuve une forme de procession de paysages et de pensées, un écoulement inéluctable, et L’Île aux troncs (2018) mettait en scène avec la même efficacité taiseuse les périples d’un binôme de personnages surmontant leurs tares.

L’auteur a vécu longtemps au Brésil et le pèlerinage du Cirio de Belem l’a fortement marqué. On pense à Jerôme Bosch, à son humanité « monstrueuse », et en cela rien de péjoratif : les origines du mot nous signifient ce qui en est « montré », révélé dans le spectacle de la foule, qui plus est en ferveur et en liesse, piétinant par dévotion dans la touffeur, les remugles, cernée d’une nature majestueuse.

Michel Jullien écrit comme on tirerait l’épée, bretteur fin capable de mille bottes de Nevers : à l’expression sirupeuse, il préfère le mot juste, inattendu et l’ellipse. Et fait rebondir son verbe et son intrigue, jusqu’au presque terme du périple.

Jean-Jacques Valès

Andrea de dos, par Michel JULLIEN, Editions Verdier

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